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Cette histoire témoigne des premiers liens culturels entre l'Ecosse (encore appelée Calédonie) et l'Irlande. Les noms sont ici présentés dans leur version irlandaise. Fergus, par exemple, de son nom complet Fergus mac Roigh deviendrait Ferchar mac Ro dans une version écossaise.
Parmi les premiers recueils de littérature celte, c'est un des trois contes les plus tristes d'Erinn, avec Les enfants de Lir et Les enfants de Turineann. La force du caractère de l'héroïne, Deirdre, est également un élément typiquement celtique. On observera ainsi que c'est elle qui fait des avances au héros, Naisi, et non l'inverse.
Dans certaines versions, après la mort tragique de Deirdre et de Naisi, le roi Conchobar les fait ensevelir dans deux endroits distincts, par jalousie. Deux arbres poussent alors sur les tombes des amants, et se rejoignent pour s'enlacer. On retrouve la description des arbres qui s'entrelacent ainsi dans d'autres histoires d'amour, notamment dans une version de Tristan et Yseult.
La version ici présentée est issue d'une traduction de Charles-Marie Garnier parue en 1969, dans un recueil intitulé Contes et légendes du pays d'Irlande (Nathan).
«Conchobar, roi d'Ulster festoyait un soir
avec les chevaliers de la Branche Rouge chez son conteur favori, quand on
vint leur annoncer que la femme de leur hôte venait de donner naissance
à une fille d'une étonnante beauté. Le roi envoya
aussitôt son meilleur druide astrologue tirer l'horoscope du petit être.
Le druide alla consulter les astres, revint, se recueillit un moment et se
levant, dit aux commensaux :
- Cette nouvelle-née aura nom Deirdre ou la larme.
Elle méritera ce nom. Elle attirera malheurs sans nombre sur l'Ulster
et l'Irlande et, pour elle, beaucoup de héros connaîtront l'exil
et beaucoup la mort.
Les chevaliers furent d'avis qu'il fallait sur l'heure
tuer l'enfant. Mais le roi, levant sa dextre, dit :
- Non pas. Il serait indigne de la Branche Rouge de commettre
une vilenie pour esquiver des maux qui ne sont que possibles. Je ferai élever
l'enfant de telle manière qu’elle sera à l'abri de tout mal.
Ensuite, je ferai d'elle ma femme, prenant ainsi sur moi tout le risque.
Dans un vieux fort entouré de jardins et de hauts
remparts, Conchobar fit placer l'enfant, qui n'eut auprès d'elle qu'un
tuteur et la druidesse de confiance du roi, Lavarcame. Grandissant ainsi dans
la solitude, elle parvint à l'âge du mariage, et elle l'emportait
sur toutes les vierges de son temps par l'air réfléchi, la passion
de ses yeux et la grâce de toute sa personne.
Un jour qu'il neigeait, elle aperçut du sang frais,
que son tuteur venait de renverser dans la cour. Un corbeau vint le boire.
Rêveuse, l'adolescente dit à Lavarcame, sa poétesse:
- J'aime ces trois couleurs et je voudrais que mon fiancé
pût avoir les cheveux aussi noirs, les lèvres aussi rouges et
la peau aussi blanche. Cette nuit, j'ai vu en rêve ce jouvenceau
et je me demande s'il existe au monde.
- Il existe, répondit Lavarcame. Un des jeunes chevaliers
du roi lui ressemble comme un frère. Il s'appelle Naisi.
Naisi et ses deux frères Aïnli et Ardann étaient
les fils d'Usna, les chevaliers favoris de la Branche Rouge, courtois, accomplis
dans la paix, adroits et avisés à la chasse braves et triomphants
à la guerre :
- S'il en est ainsi, répondit Deirdre, je n’aurai
de contentement que tu ne me l'aies amené.
- Ignores-tu le danger que tu nous fais courir ? Si le
tuteur apprenait pareille chose, il la dirait au roi et le courroux royal
brise tout devant lui.
Deirdre ne dit mot. Des jours et des jours, elle
resta triste et taciturne, et le souvenir de son rêve remplissait ses
beaux yeux de larmes. Lavarcame, qui l'aimait tendrement, prit pitié
d'elle. A l'insu du tuteur, elle s'arrangea pour réunir les jeunes
gens. Ils s'éprirent l'un de l'autre et Deirdre se promit de n'épouser
jamais homme ou roi que Naisi.
Sans attendre que Conchobar eût vent du mariage,
Naisi et ses frères, réunissant trois fois cinquante guerriers,
trois fois cinquante serviteurs, trois fois cinquante femmes et trois fois
cinquante limiers, s'embarquèrent secrètement pour la Calédonie.
Ils furent bien accueillis par le roi du pays et enrôlés dans
ses troupes. Ils gagnèrent sa confiance par leur courage et leur mérite.
Par prudence, ils tenaient Deirdre à part, préférant
que le roi d'ici ne la vît point.
Tout alla bien jusqu'au jour où passant devant la
demeure de Naisi, l'intendant royal aperçut le chevalier et sa femme
sur leur lit de repos. Il courut chez son maître.
- Sur ton ordre, ô roi, je cherche depuis longtemps
une compagne digne de toi. Je viens enfin de la trouver. Deirdre, compagne
de Naisi, et qui plus qu'aucune autre mérite d’être la reine
du monde occidental. Débarrassons-nous de Naisi et prends Deirdre pour
épouse.
Le roi eut la bassesse d'accepter et d'ourdir un complot
pour égorger les fils d’Usna. Les trois frères, qui s'étaient
fait aimer, furent avisés à temps. Mobilisant tous leurs gens,
ils s'enfuirent une nuit sans lune et, à sauve distance, installèrent
leur camp dans un district écarté, rude et sauvage.
Ils avaient grand peine à trouver dans la chasse
et la pêche de quoi se nourrir. D'instinct, ils s'étaient rapprochés
du rivage, qui, au loin, regardait Erinn.
Vers ce temps, le roi Conchobar donna un festin dans sa
demeure d'Emain. A la fin du repas, il dit aux chevaliers de la Branche
Rouge:
- Je suis heureux de vous recevoir dans ma demeure. Soyez
francs et dites-moi si, à vos yeux, il n'y manque rien.
Tous furent d'avis qu'il n'y manquait rien.
- Si, reprit le roi, il nous manque les fils d'Usna. -
oui, firent tous les nobles. - C'est grand' pitié de les savoir en
exil et en détresse. Ils étaient le bouclier d'Ulster
et c'étaient de bons camarades.
- Qu'ils rentrent donc, reprit le roi. Ils feront leur
soumission et je leur rendrai leurs demeures et leurs terres.
Alors même qu'il prononçait ces paroles amies,
la traîtrise était dans son cœur, car il ne pardonnait pas à
Naisi de lui avoir ravi Deirdre la Passionnée.
Le festin terminé, il appela Fergus et lui dit :
- C'est toi que je charge de ramener les fils d'Usna et
leur clan. Porte-leur mon message de paix et de bonne volonté. En gage
de sécurité, tu te remettras toi-même entre leurs mains.
Or retiens bien deux choses. Dès que tu auras remis le pied sur le
sol d'Ulster, va droit au château de Barach, debout sur la falaise.
Et veille à ce que les fils d'Usna ne s'arrêtent nulle part et
ne prennent en Erinn aucun repas avant celui que je leur offrirai.
Ami de Naisi et de ses frères, Fergus accepte la
mission avec joie, sans aucun soupçon, et part avec ses deux fils,
Illann et Buinn, et son porte-bouclier.
De son côté, le roi Conchobar fait venir Barach
et lui dit :
- Prépare un festin pour Fergus, à son retour
de Calédonie, et invite-le avec les fils d'Usna.
Barach dit qu'il accomplirait le désir du roi.
Il faut se souvenir qu'en ces temps lointains, au moment
où ils entraient dans la Branche Rouge, les chevaliers prenaient tels
ou tels engagements, qui les liaient pour la vie. Ils ne pouvaient violer
ces vœux sans être déshonorés et mis au ban de la chevalerie.
Or, parmis les obligations jurées de Fergus, était
celle de ne jamais refuser l'invitation à un festin. Le roi et Barach
ne l'avaient pas oublié.
En abordant en Calédonie auprès du campement
des fils d'Usna, Fergus, en bon chasseur, poussa son appel familier. Les fils
d'Usna étaient dans leurs abris. Un échiquier de bois poli gisait
sur les genoux de Naisi et de Deirdre, qui faisaient une partie.
Au premier appel, Naisi tendit l'oreille et dit
- Celui qui hèle est un homme d'Erinn.
- Non point, répliqua Deirdre, c'est un Calédonien.
Quelques instants après retentit un second appel.
- C'est là certainement, dit Naisi, un homme d'Erinn
!
- Non vraiment ! répéta Dëirdrée.
Et qu'importe ? Continuons notre partie.
Au troisième appel, plus long et plus vibrant, Naisi
se dressa et dit :
- Je reconnais la voix : c'est l'appel de Fergus!
Et il envoya aussitôt son frère Ardann à sa rencontre.
Déïirdrée avait dès l'abord reconnu
la voix de Fergus. Elle gardait pour elle ses pensées.
Cette visite ne présageait rien de bon. Quand elle s'en ouvrit à
Naisi, il lui dit :
- Pourquoi, ma reine, me le cacher ?
- Cette nuit, répondit-elle, une vision s'est glissée
en mon sommeil. Du château royal d'Emain trois corbeaux vinrent
nous apporter trois gouttes de miel et, en échange, fls emportèrent
trois gouttes de notre sang.
- Et qu'augures-tu de cette vision ?
- Le message de Conchobar est de miel, mais son intention
est de sang.
Cependant Ardann, ému de revoir ses anciens camarades,
leur avait donné chaude accolade. Il les amena à Naisi
et Deirdrée, qui leur offrirent aimable accueil.
- Je vous apporte les salutations du roi, dit Fergus. Si
vous rentrez, il est prêt à vous rendre vos biens et vos prérogatives
de la Branche Rouge.
- Il ne convient pas que le clan d’Usna rentre en Erinn,
dit Deirdre. Ici il est son maître.
- La terre maternelle vaut mieux encore que l'indépendance,
répliqua Fergus.
- Je suis plus libre ici, ajouta Naisi, mais Erinn est
plus chère à mon cœur.
Il avait parlé sans l'assentiment de Deirdre, qui
continua de combattre l'idée du retour.
- Vos amis en Ulster sont légions, dit Fergus. Même
si vous n'aviez qu'ennemis, ne suis-je pas votre otage et votre garantie ?
- En toi, Fergus, conclut Naisi, nous avons pleine confiance
et nous partons !
Le lendemain, un vent favorable porta leurs galères au pied de la falaise où se dressait le château de Barach. Pendant qu'on débarquait chevaux et bagages, Deirdre s'assit sur un rocher élevé, d'où elle pouvait apercevoir les bleus promontoires de Calédonie, et, dolente, elle chanta cet adieu :
Chère me restera l'âpre Calédonie,
Notre asile, et
le vert penchant de ses coteaux,
Et ses glens étroits
et ses tonnantes eaux
Tombant de roc en
roc en blanchissante pluie !
J'aimais à sillonner ses rivières marines
En mon canot léger
qui berçait mon sommeil.
Sur notre cher manoir
souriait le soleil
De l'amour de Naisi,
niché sur ma poitrine.
La terre où l'on aima, c'est la terre vitale
Qui vaut pour nous
le sol où nous vîmes le jour,
Pour nous qui prisons
rien au-dessus de l'amour,
Rien au prix de
l'appel de la voix maritale !
Adieu, Calédonie, où j'ai connu la joie
D'être toute
à Naisi ! cruels déchirements !
C'est lui-même
qui veut, aveugle à mes tourments,
M'arracher à
tes monts où la brume s'éploie !
En accueillant les exilés, Barach
dit à Fergus :
- Je t'ai préparé un festin de trois jours
et je t'invite à en prendre ta part.
Fergus sentit son cœur se serrer et son front devenir cramoisi.
D'une voix violente, il répondit :
- C'est un plan de traîtrise. Tu sais que, d'après
mon vœu, je ne puis te refuser, et tu sais aussi que je suis engagé d'honneur
à conduire sur l'heure au roi les fils d'Usna, dont je réponds
sur ma vie.
- Je sais, répondit Barach; mais mon festin est fumant
et je maintiens mon invitation.
- Que dois-je faire... s'écria Fergus en se tournant
vers Naisi.
Ce fut Deirdre qui répondit
- C'est à toi de choisir, Fergus. Plus juste est de
laisser ton festin que d'abandonner les fils d'Usna dont tu es le sauf-conduit.
Fergus pausa un instant pour réfléchir et ajouta :
- Point n'abandonnerai les fils d'Usna. Je leur donnerai
pour sauvegarde, sur l'honneur, mes deux fils Illann et Buinn.
- Grand merci, gronda Naisi courroucé, de leur sauvegarde
! Nous avons l'habitude de nous défendre nous-mêmes !
Deirdre, ses frères, les fils de Fergus et le reste du clan se mirent
en route avec lui, tandis que Fergus restait, consterné et plein de mauvais
présages.
Deirdre essaya de les faire camper en attendant la fin du
festin de Barach ; mais le roi avait dit qu'ils vinssent « sans le délai
d'un repas », et ils ne voulaient ni l'irriter ni, surtout, paraître
lâches.
L'heure d'après, Deirdre ralentit le pas, se coucha
sur un monticule et s'endormit. Quand Naisi s'aperçut qu’elle lui manquait,
il revint vers elle.
- Pourquoi t'attarder, ma princesse ? demanda-t-il.
- Je suis tombée de sommeil et j'ai rêvé
une vision. De nos deux compagnons, Illann prenait notre parti, mais Buinn se
tournait contre nous. Et je revis Illann sans tête ; et je revis Buinn
indemne et sain et sauf.
- Pourquoi toujours ces vilains présages ? fit Naisî.
Le roi est franc et tiendra sa parole.
Arrivés à une heure du palais, ils firent halte
et Dëirdrée parla :
- O Naisi, au-dessus d'Emain, vois ce nuage couleur de sang.
Crois-moi : viens te réfugier auprès du héros Cuchullain,
jusqu'au retour de Fergus, car il y a dans l'air feintise et traîtrise.
Et Naisi de répondre :
- Je ne puis, mon aimée ; ce serait marquer de la
peur et nous n'avons nulle peur.
Ils reprirent leur marche vers la demeure du roi. Et Deirdre
dit encore :
- Naisi, voici le signe qui te fixera sur les intentions
de Conchobar. S'il vous invite à sa table, vous serez saufs, car un irlandais
n'a jamais fait de tort à un hôte. S'il vous envoie à la
maison de la Branche Rouge, craignez tout.
Quand la grande porte du palais s'ouvrit, Conchobar dit aussitôt
à ses intendants :
- Menez les fils d'Usna, qui sont les bienvenus, et tous
leurs gens, à la maison de la Branche Rouge.
Deirdre, une fois de plus, les supplia de ne pas entrer.
- Jamais, dit Illann le fidèle, jamais nous n'avons
montré de lâcheté. Nous ne commencerons pas aujourd'hui.
Les gens du clan s'attablèrent et firent honneur aux
mets alléchants et aux boissons qui donnent l'oubli.
Deirdre et les fils d'Usna y touchèrent à peine.
S'isolant, Deirdre et Naisi demandèrent un échiquier et se mirent
à jouer.
En sa demeure, Conchobar pensait à
Deirdre.
- Qui veut aller à la Branche Rouge pour me dire si
Deirdre a conservé la beauté qui faisait d'elle la reine du monde
?
Lavarcame fit signe qu'elle était prête à
y aller.
Elle aimait les fils d'Usna et sa chère Deirdre, quelle
avait élevée. Elle les couvrit de caresses, au milieu de ses larmes.
Et elle leur dit
- Enfants aimés, c'est une nuit de traîtrise
qui se prépare. Le roi a résolu votre mort. Tâchez de résister
jusqu'à l'arrivée de Fergus et de ses hommes.
Et elle partit toute pleurante. Ses larmes séchées,
elle dit au roi :
- Bonnes et fâcheuses nouvelles je t'apporte. Les trois
torches de valeur que sont les fils d'Usna te sont rendus et ils te vaudront
le souverain pouvoir de toute l'Irlande. Quant à Deirdre, elle n'est
plus ce quelle était : ses jeunes formes se sont évanouies et
la royale splendeur de son visage.
Le roi écoutait, confiant et méfiant. Sa jalousie
en son cœur montait et descendait comme marée en caverne de mer.
Soudain, il appela un des chevaliers, Trendorn.
- Sais-tu, lui dit-il, qui a tué ton père en
combat singulier ?
- Oui, fit l'autre. C'est Naisi qui le tua.
- Va donc à la Branche Rouge et me mande nouvelles
de Naisi et de Deirdre.
Trouvant les portes et les fenêtres fermées,
Trendorn prit peur. Il allait tourner les talons quand il aperçut un
oeil-de-boeuf laissé entrouvert. Il grimpa sur une échelle qui
lui permit de voir la grand' salle, les guerriers faisant leurs apprêts,
et Naisi avec Deirdre, tous deux penchés sur leur échiquier. Levant
les yeux sur son partenaire pour l'inciter à jouer, Deirdre aperçut
la face qui les épiait. Elle toucha le bras de Naisi qui soulevait un
pion. Il suivit la direction de son regard et visant d'un oeil sûr, il
lança la pièce et creva l'oeil de Trendorn.
Hurlant de douleur et de rage, le traître dit au roi
- Les fils d'Usna siègent à la Branche Rouge
comme s'ils en étaient les rois. Quant à Deirdre, elle est toujours
une reine de grâce et de beauté.
A ces paroles, la jalousie de Conchobar reflamba de plus
belle et il prit toutes les mesures pour que les fils d'Usna ne puissent échapper
à leur destin. Il donna l'ordre à ses mercenaires d'assaillir
la maison de la Branche Rouge et de lui amener les fils d'Usna, morts ou vifs.
Les murs et les huis de cœur de chêne soutinrent vaillamment
l'assaut. Alors les soldats entassèrent tout autour des ronces et des
piles de bois, auxquelles ils mirent le feu. Bientôt les flammes s'élevèrent
de toutes parts. Les fils d'Usna tinrent conseil. Buinn, le fils aîné
de Fergus, s'avança et dit :
- C'est à moi qu'il appartient de repousser le premier
assaut, car je suis ici votre garant en lieu et place de mon père.
On lui ouvrit les portes et avec un noyau d'hommes choisis,
il fit une sortie, occis trois fois cinquante mercenaires et réussit
à étouffer les flammes. Mais il ne revint pas. Le roi lui fit
offrir secrètement sa faveur et un beau et bon domaine. Buinn accepta
lâchement et trahit son père et ses amis. Il n'en fut point récompensé.
A cette même heure, une maladie s'abattit sur le domaine et le frappa
d'éternelle stérilité : c'est encore aujourd'hui la morne
lande Fuad.
Apprenant ce méchef, le second fils, Luann, le cœur
navré, se leva et dit :
- Fils d'Usna, je suis, de par mon père Fergus, votre
second garant. Point ne vous trahirai. Tant qu'en ma main vivra cette
vibrante claymore, je vous serai fidèle. A moi l'honneur de repousser
le deuxième assaut.
Les mercenaires revenaient à l'assaut et, à
coups de bélier, cherchaient à enfoncer la porte. Illann
l'ouvrit toute grande et, avec ses fidèles, se jeta sur les assaillants
qu'ils dispersèrent sous leurs coups. Il profita du répit pour
dire où en étaient les choses à Naisi qui, pour tenir haut
le courage de tous, continuait calmement sa partie d'échecs avec Deirdre.
Conchobar mettait à profit cet arrêt d'autre
guise. Il appela son fils Fiéra et lui dit :
- Illann et toi naquîtes la même nuit. Il a les
armes de son père ; prends les miennes, mon bouclier, mes deux lances
et ma claymore à lame bleue. Va, et bats-toi en homme.
Tous firent cercle pour voir aux prises les deux fils de
chef. Illann l'emporta et bien que Fiéra s'abritât derrière
l'écu de son père, il allait être transpercé, quand
le boucher poussa un gémissement auquel fit écho la voix de la
mer. Le héros Conall l'entendit sur le seuil de son fortin. « Le
roi est en danger ! » s'écria-t-il, et il bondit sur ses armes.
En un clin d'oeil il fut sur place, s'ouvrit un passage et
croyant que c'était son roi qui pliait sous le lourd bouclier, il porta
au fils de Fergus un coup mortel. Levant sur lui ses yeux hagards, Illann
gémit :
- Est-ce toi, Conall ? Est-ce ton glaive qui frappe sans
savoir qui, sans savoir que je me bats pour sauver les fils d'Usna de la traîtrise
de Conchobar ?
Tournant sa douleur et sa rage sur l'autre qui sortait de
dessous le bouclier, Conall lui fit au loin voler la tète. Puis, il s'éloigna
à grands pas, silencieux et froncé.
Rassemblant ses dernières forces,
le fidèle Illann jeta ses armes dans le fort de la Branche Rouge, lanca
aux fils d'Usna un dernier appel à la rescousse et, glissant sur l'herbe
verte, il sentit s'obscurcir en ses yeux la lumière et rendit l'esprit.
Le siège recommença aux approches de la nuit.
Durant la première veille, Ardann contint les mercenaires par une heureuse
contre-attaque. Durant la deuxième veille, Aïnli prit la garde
et tint l'ennemi à distance. Durant la troisième veille, Naisi
conduisit la sortie et fit des mercenaires un épouvantable massacre :
ils gisaient serrés comme feuilles mortes après l'hiver dans une
épaisse forêt.
Ils tombaient aussi, les fidèles de Naisi, et il se
demanda s'il pourrait soutenir un dernier assaut.
- Monte, cria-t-il à Lavarcame, monte vite sur le
dernier rempart, et vois à l'Est si tu n'aperçois pas Fergus et
ses hommes.
Quand Lavarcame revint, elle était encore plus abattue
: elle n'avait rien vu que l'herbe qui verdoye et les bestiaux paissant.
Lors Naisi tint avec ses frères un dernier conseil. Après quoi,
ils firent un solide rempart de leurs hommes, de leurs épées et
de leurs boucliers autour de Deirdre, et, sortant en une seule masse, ils foulèrent
encore aux pieds trois cents mercenaires.
Doutant de venir jamais à bout des fils d'Usna, Conchobar
manda le druide Cathbad, qui avait amitié pour Naisi et ses frères.
- Ces fils d'Usna sont des braves. Mon plaisir serait de
les reprendre à mon service. Toi qui es aimé d'eux, va les trouver.
Dis-leur de poser les armes, de se soumettre et je leur rendrai ma faveur et
toutes les prérogatives de la Branche Rouge. J'engage ma parole de roi
et ma foi de chevalier.
En toute confiance, Cathbad s'acquitta de sa mission. Les
fils d'Usna accueillirent ces ouvertures avec joie, jetèrent bas leurs
armes et allèrent rendre hommage ! Mais à peine furent-ils sans
défense que le roi les fit saisir et enchaîner. Pour trouver un
bourreau, il parcourut des yeux le cercle des soldats ; mais pas un Ulstérien
n'accepta cet opprobre. Un étranger du nom de Mainy, dont les deux frères
avaient été tués par Naisi en loyal combat, fit signe enfin
qu'il était prêt à obéir.
Alors Ardann prit la parole :
- Comme étant le plus jeune, je demande à être
égorgé le premier, afin de ne pas voir la mort de mes frères.
- Moi, je suis né avant Naisi, dit alors Aïnli,
je demande à être frappé avant lui.
- Mon épée, dit alors Naisi, que m'a donnée
le fils de Lir, a cette vertu de ne jamais laisser inachevé le coup quelle
a une fois porté. Qu'elle nous frappe tous. les trois ensemble et nous
mourrons au même moment.
Et Mainy fit sauter les trois têtes du même coup.
Quant à Deirdre, elle déchira ses cheveux d'or
et poussa des cris de fureur et d'affolement. Puis, enfin calmée,
elle resta comme égarée, et d'une lente mélopée
chanta cette lamentation :
Les lions généreux ont fermé leur paupière
Et je reste seule à gémir.
Les torches de bravoure ont éteint leur lumière
Et dans leur nuit je veux mourir.
Ils étaient mon rempart contre les loups sauvages
Et contre l'homme plus méchant.
Parfois ils me dressaient un frais lit de feuillages,
Sur leurs boucliers me couchant.
Ils m'emportaient, ils me berçaient de leurs voix graves
Dans les ravins, sous les noyers.
Ils étaient beaux, ils étaient bons, ils étaient braves,
Et je rallumais leurs foyers.
L'épieu levé, quand ils abattaient les daims fauves,
Quand ils harponnaient les saumons,
Ils exultaient, si j'admirais de mes yeux mauves
Leur oeil sûr de jeunes faucons.
Par-dessus roi jaloux j'avais élu mon maître,
Mon preux, mon aimé, mon ami.
Avec lui que je perds, je m'en vais disparaître,
Deirdre, épouse de Naisi.
Que j'aimais cette vie indépendante et rude
Où chaque jour a son péril !
Où notre amour brûlant peuplait la solitude
De feux qui nous cachaient l'exil !
La traîtrise a dompté ta royale cavale,
Ta droiture dans les combats :
Je veux accompagner ton âme trop loyale,
Qui, sans moi, ne comprendrait pas.
Amis, creusez la fosse et plus large et plus creuse,
Pour nous quatre et non pour ces trois :
Deirdre y veut dormir toute sa mort, heureuse
Avec son époux et ses rois !
Quand elle eut achevé d'exhaler sa plainte, elle se laissa choir sur le corps de Naisi et tout aussitôt cessa de vivre. Ils dressèrent sur la tombe un grand cairn de pierres et gravèrent en hautes lettres ogham le nom de Deirdre et des trois fils d'Usna.»